DOssier : lecture en famille
À l’approche des grandes vacances, la revue des AFC a voulu traiter d’un sujet qui touche toutes les générations d’une même famille.
Simple occupation ou plaisir partagé, que nous apporte au quotidien la lecture ? Alors que les multimédias s’invitent de plus en plus dans les loisirs des enfants, mais aussi des adultes, parler des livres est-ce encore d’actualité ?
À ces questions nous tenterons de répondre, notamment grâce aux témoignages de trois amateurs de lecture, qui aiment lire et faire lire. Lire l'article.
Simple occupation ou plaisir partagé, que nous apporte au quotidien la lecture ? Alors que les multimédias s’invitent de plus en plus dans les loisirs des enfants, mais aussi des adultes, parler des livres est-ce encore d’actualité ?
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Liste de articles :
1/ Le pardon en famille par Mgr de Germay - 10 janvier 2014
2/ Ouvrons le débat ! Article de la conférence des évêques de France - septembre 2012
3/ Famille - de Monique Baujard - 15 janvier 2013
4/ Les famille du quart monde : aide à toute détresse - par le Père Joseph Wresinski - janvier 1984
5/ Décision du conseil constitutionnel : la famille et la mariage sont-ils encore des institutions ?
2/ Ouvrons le débat ! Article de la conférence des évêques de France - septembre 2012
3/ Famille - de Monique Baujard - 15 janvier 2013
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5/ Décision du conseil constitutionnel : la famille et la mariage sont-ils encore des institutions ?
le pardon en familleVendredi 10 janvier 2014
par P. de Casabianca Qui de nous n’aspire à la paix ? Nous la désirons cette paix ! Et pourtant, comme elle semble difficile à obtenir dans notre quotidien, et en particulier au sein de nos propres familles ! Nous le savons bien, il est inutile de rêver de relations « angéliques », sans heurt ni accrochage. Nos cœurs blessés font que nos relations sont souvent ambiguës et que nous nous blessons les uns les autres. Dieu merci, il existe une merveille grâce à laquelle la paix est possible : son nom est le pardon. La famille est non seulement un lieu privilégié où nous sommes appelés à vivre le pardon, mais elle est aussi le lieu où nous apprenons à pardonner. Certaines personnes ont de grandes difficultés à pardonner simplement parce qu’elles n’y ont pas été initiées en famille. Il faut donc développer en famille une culture du pardon. Apprendre très jeune à demander pardon pour de petites choses (un retard, une parole trop agressive, etc.) permet de dédramatiser le pardon et d’apprivoiser l’expression même de la demande de pardon. Plutôt qu’un « ça va, j’m’excuse » lâché du bout des lèvres, il faut apprendre à l’enfant à dire : « je te demande pardon ». Ainsi va-t-il peu à peu intégrer qu’il ne s’agit pas de se trouver des excuses, de se justifier, mais de reconnaitre sa faute et de demander – comme une grâce – le pardon. En faisant l’expérience d’être accueilli, pris dans les bras, par ses parents (on pense bien sûr au fils prodigue…) l’enfant va réaliser que le pardon demandé et reçu donne la paix et guérit la blessure de la relation. Il est important pour lui de prendre conscience de la liberté de cette démarche. Les injonctions du style : « va demander pardon à ton frère ! » ne sont pas très profitables. Un parent qui demande pardon à son enfant ne perd pas son autorité, il la consolide C’est par contre une belle expérience pour l’enfant lorsqu’un adulte lui demande pardon. Il comprend alors que la démarche n’a rien d’imposé ou d’humiliant. Un parent qui demande pardon à son enfant – par exemple parce qu’il a eu une parole injuste vis-à-vis de lui – ne perd pas son autorité, il la consolide. Lorsque surviennent des offenses plus graves, il faut prendre le temps de parler avec l’enfant. Il ne s’agit pas en effet de mimer un pardon qui resterait formel. L’enfant qui a été offensé doit apprendre à reconnaitre et gérer les sentiments parfois très violents qui surgissent en lui. Un itinéraire de réconciliation qui ne cherche ni à excuser, ni à oublier Une fois la pression retombée, il lui faudra partir de la réalité la plus objective possible : « en faisant ceci, tu m’as fait du mal », pour parcourir un itinéraire de réconciliation qui ne cherche ni à excuser, ni à oublier, ni à enfermer l’autre dans le mal qu’il a commis, mais à distinguer ce que l’autre a fait de ce qu’il est : « tu m’as fait du mal, mais tu n’es pas tout entier mauvais, tu es capable d’être aimé ». Ainsi pourra-t-il passer de la haine ou du désir de vengeance au désir de réconciliation. Lorsqu’il offrira une main tendue à l’offenseur pour concrétiser cette réconciliation, peut-être ce dernier ne sera-t-il pas prêt. Il faudra l’accepter, mais le chemin parcouru ne sera pas vain car il lui aura permis de passer d’une attitude mortifère (la haine ou le désir de vengeance) à un choix de vie (le désir de réconciliation). Même si la réconciliation n’est pas achevée, il peut déjà « par-donner », c’est-à-dire donner son amour par-dessus la faute. Cet apprentissage du pardon est un cadeau pour la vie. Il permet, une fois adulte, de vivre bien d’autres réconciliations, y compris lorsque, des années plus tard, nous prenons conscience de ces blessures qui remontent à l’enfance et qui ont besoin d’être guéries. Pardon après pardon, et avec la grâce de Dieu, nous avançons sur le chemin de la paix. Dieu soit loué ! + Olivier de Germay Evêque d’Ajaccio Ouvrons le débat !
![]() Septembre 2012 Elargir le mariage aux personnes de même sexe ? Ouvrons le débat ! L’élargissement du mariage civil aux personnes de même sexe et la possibilité pour elles de recourir à l’adoption, est une question grave. Une telle décision aurait des conséquences importantes sur les enfants, l’équilibre des familles et la cohésion sociale. Il serait réducteur de fonder la modification du droit qui régit le mariage et la famille, sur le seul aspect de la non-discrimination et du principe d’égalité.Le Conseil Famille et Société a voulu prendre en compte, avec l’aide d’experts, la complexité de la question et fournir des éléments de réflexion abordant les principaux enjeux de la décision envisagée. La réflexion s’adresse aux catholiques, mais elle ne reflète pas qu’un point de vue religieux. Elle peut intéresser toute personne s’interrogeant sur les mesures annoncées par le gouvernement. Cette démarche, qui se veut respectueuse des personnes, s’inscrit dans la volonté de l’Eglise de participer au débat public. Elle le fait, s’appuyant sur la tradition chrétienne, dans le souci de servir le bien commun. Le Conseil Famille et Société Mgr Jean-Luc Brunin, évêque du Havre, président Mgr Yves Boivineau, évêque d’Annecy Mgr Gérard Coliche, évêque auxiliaire de Lille Mgr François Jacolin, évêque de Mende Mgr Christian Kratz, évêque auxiliaire de Strasbourg Mgr Armand Maillard, archevêque de Bourges M. Jacques Arènes, psychologue, psychanalyste Mme Monique Baujard, directrice du Service national Famille et Société Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, professeur de droit Père Gildas Kerhuel, secrétaire général adjoint de la CEF Sr Geneviève Médevielle, professeur de théologie morale M. Jérôme Vignon, président des Semaines Sociales de France3 Ouvrir un vrai débat La société se trouve devant une situation nouvelle, inédite. L’homosexualité a toujours existé, mais jusqu’à récemment, il n’y avait jamais eu de revendication de la part des personnes homosexuelles de pouvoir donner un cadre juridique à une relation destinée à s’inscrire dans le temps, ni de se voir investies d’une autorité parentale. Il appartient au pouvoir politique d’entendre cette demande et d’y apporter la réponse la plus adéquate. Mais cette réponse relève d’un choix politique. L’ouverture du mariage aux personnes de même sexe n’est imposée ni par le droit européen ni par une quelconque convention internationale. Elle est une option politique parmi d’autres et un vrai débat démocratique est nécessaire pour faire émerger la meilleure réponse dans l’intérêt de tous. Les différentes positions Les prises de positions pour ou contre le mariage de personnes de même sexe ne manquent pas, mais les discours, parfois idéologiques, se croisent. Trois positions s’affirment aujourd’hui. Le discours présenté comme dominant défend l’ouverture du mariage et de l’adoption des enfants aux partenaires de même sexe en vertu du principe de non-discrimination. Il se situe dans la logique de la défense des droits individuels. Le mariage, dans ce cas, n’aurait pas une nature propre ou une finalité en soi ; il ne serait chargé que du sens que l’individu, dans son autonomie, voudrait bien lui conférer. Ce discours se réclame d’une modernité politique avec sa propre compréhension des valeurs de liberté et d’égalité. Un second discours, beaucoup plus radical et militant, souhaite supprimer le mariage traditionnel pour le remplacer par un contrat universel ouvert à deux ou plusieurs personnes, de même sexe ou de sexe différent. Pour les tenants de ce discours, il n’y aurait plus de sexes et la différence entre homme et femme ne serait que le fruit d’une culture hétérosexuelle dominante dont il conviendrait de débarrasser la société. Enfin, le troisième discours soutient que le mariage est ordonné à la fondation d’une famille et qu’il ne peut donc concerner que les couples hétérosexuels, seuls en mesure de procréer naturellement. Dans ce cas, le mariage a une nature propre et une finalité en soi, que la loi civile encadre ; le sens du mariage dépasse alors le bon vouloir des individus. Ce discours, qui a pour lui l’expérience millénaire, pose une limite à la liberté individuelle, qui est perçue aujourd’hui comme inacceptable et rétrograde aux yeux de certains. Les conditions du débat Entre ces trois discours, il n’y a dans la société française, actuellement, pas de débat politique argumenté. Pour que ce débat puisse s’instaurer, il importe tout d’abord de reconnaître le conflit qui existe entre la signification du mariage hétérosexuel et l’expérience homosexuelle contemporaine. Sans prise de conscience des enjeux de ces divisions et de ces différences, un véritable travail politique est impossible. Il s’agit aussi de respecter tous les acteurs de ce débat et de permettre à chacun de réfléchir plus profondément et d’exprimer librement ses convictions. Si toute réticence ou interrogation devant cette réforme du droit de la famille est qualifiée a priori d’ « homophobe », il ne peut y avoir de débat au fond. Il en va de même lorsque la requête des personnes homosexuelles est disqualifiée a priori. Le respect de tous les acteurs du débat implique une écoute commune, une aptitude à comprendre les arguments exposés et une recherche de langage partagé. Selon Paul Ricoeur, « est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage », Dictionnaire de la Langue française, « Démocratie ». Cette recherche d’un langage partagé suppose, de la part des catholiques, de traduire les arguments tirés de la Révélation dans un langage accessible à toute intelligence ouverte. De même, dans ce débat qui concerne le sens du mariage civil, il n’y a pas lieu de discuter du mariage religieux ni, dans un premier temps, des liens entre mariage civil et religieux. Il ne s’agit pas pour les catholiques d’imposer un point de vue religieux mais d’apporter leur contribution à ce débat en tant que citoyens en se basant sur des arguments anthropologiques et juridiques. Pour cela, il convient d’avoir bien en tête les raisons pour lesquelles l’Eglise est attachée au mariage comme union entre un homme et une femme. Comprendre la position de l’Eglise catholique Un amour qui donne la vie Les chrétiens croient en un Dieu qui est Amour et qui donne la vie. Cette vie est marquée par l’altérité sexuelle : « Homme et femme, il les créa » (Genèse 1,27), qui est un des bienfaits de la Création (Gn 1,31) et qui préside à la transmission de la vie. Dans l’expérience humaine, seule la relation d’amour entre un homme et une femme peut donner naissance à une nouvelle vie. Cette relation d’amour participe ainsi à la Création de Dieu. L’homme et la femme deviennent en quelque sorte co-créateurs. Pour cette raison, cette relation garde un caractère unique et l’Eglise catholique lui reconnaît un statut particulier. C’est une relation d’amour vécue dans la liberté qui s’exprime dans le don de soi réciproque et dont le Christ a pleinement révélé la beauté. Par respect pour cet amour et pour aider les couples, l’Eglise invite, au nom du Christ, l’homme et la femme à s’engager librement dans un mariage indissoluble, vécu dans la fidélité et l’ouverture à la vie. Le mariage religieux est, pour les catholiques, un sacrement dans lequel Dieu lui-même s’engage aux côtés des époux et de leur alliance. Ainsi, ce cadre ne constitue pas tant une contrainte qu’un soutien pour pouvoir vivre et amour. Il constitue aussi le moyen le plus simple et le plus efficace pour élever des enfants. La fécondité sociale Ce n’est pas parce que l’Eglise accorde un statut particulier à cette relation d’amour entre un homme et une femme, qu’elle n’accorde pas de valeur à d’autres relations d’amour ou d’amitié. Mais celles-ci ouvrent sur un autre type de fécondité, une fécondité sociale. Cela n’est pas moins important aux yeux de l’Eglise. Le Christ nous enseigne que nos relations d’amour ne sont pas faites pour nous enfermer égoïstement dans un tête-à-tête, mais doivent justement s’ouvrir aux autres. Mais seul dans le cas de l’amour d’un homme et d’une femme, cette ouverture à l’autre se traduit par la naissance d’une vie nouvelle. C’est une différence de taille, qui est occultée aujourd’hui. L’importance du mariage civil A travers le mariage civil, la société reconnaît et protège aussi la spécificité de ce libre engagement de l’homme et de la femme dans la durée, la fidélité et l’ouverture à la vie. Quelques 250.000 mariages civils sont célébrés chaque année en France et c’est toujours un événement important pour ceux qui s’y engagent. L’élargissement du mariage aux personnes de même sexe entrainerait une modification profonde du droit du mariage et de la filiation pour tous, y compris pour les couples hétérosexuels. Refuser l’homophobie Une réforme en profondeur du mariage et de la filiation concerne tous les citoyens et devrait donc pouvoir faire l’objet d’un large débat. Celui-ci se heurte aujourd’hui à l’accusation d’homophobie qui vient fustiger toute interrogation. Le respect des personnes Cette situation a ses raisons d’être. Pendant longtemps, les personnes homosexuelles ont été condamnées et rejetées. Elles ont fait l’objet de toutes sortes de discriminations et de railleries. Aujourd’hui, cela n’est plus toléré, le droit proscrit toute discrimination et toute incitation à la haine, notamment en raison de l’orientation sexuelle, et il faut se féliciter de cette évolution. Du côté de l’Eglise catholique, la Congrégation pour la doctrine de la foi invitait, dès 1976, les catholiques à une attitude de respect, d’écoute et d’accueil de la personne homosexuelle au cœur de nos sociétés. Dix ans plus tard, la même Congrégation soulignait que les expressions malveillantes ou gestes violents à l’égard des personnes homosexuelles méritaient condamnation. Ces réactions «manifestent un manque de respect pour les autres qui lèse les principes élémentaires sur lesquels se fonde une juste convivialité civile. La dignité propre de toute personne doit toujours être respectée dans les paroles, dans les actions et dans les législations ». La lente évolution des mentalités Si le respect de la personne est donc clairement affirmé, il faut bien admettre que l’homophobie n’a pas pour autant disparu de notre société. Pour les personnes homosexuelles, la découverte et l’acceptation de leur homosexualité relèvent souvent d’un processus complexe. Il n’est pas toujours facile d’assumer son homosexualité dans son milieu professionnel ou son entourage familial. Les préjugés ont la vie dure et les mentalités ne changent que lentement, y compris dans nos communautés et familles catholiques. Elles sont pourtant appelées à être à la pointe de l’accueil de toute personne, quel que soit son parcours, comme enfant de Dieu. Car ce qui, pour les chrétiens, fonde notre identité et l’égalité entre les personnes, c’est le fait que nous sommes tous fils et filles de Dieu. L’accueil inconditionnel de la personne n’emporte pas une approbation de tous ses actes, il reconnaît au contraire que l’homme est plus grand que ses actes. Le refus de l’homophobie et l’accueil des personnes homosexuelles, telles qu’elles sont, font partie des conditions nécessaires pour pouvoir sortir des réactions épidermiques et entrer dans un débat serein autour de la demande des personnes homosexuelles. Entendre la demande des personnes homosexuelles Une réalité diversifiée En fait, les données statistiques qui évaluent le nombre de personnes homosexuelles, le nombre de personnes vivant une relation stable avec un partenaire de même sexe ou le nombre d’enfants élevés par deux adultes de même sexe, sont rares et difficiles à interpréter. Sous cette réserve, plusieurs études montrent que les pratiques homosexuelles ont évolué et que l’aspiration à vivre une relation affective stable se rencontre plus fréquemment aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Cette réalité n’est pour autant pas uniforme : le même toit, la relation sexuelle ou l’exclusivité du partenaire ne font pas toujours partie des éléments d’une telle relation stable. Une demande de reconnaissance La diversité des pratiques homosexuelles ne doit pas empêcher de prendre au sérieux les aspirations de celles et ceux qui souhaitent s’engager dans un lien stable. Le respect et la reconnaissance de toute personne revêtent désormais une importance primordiale dans notre société. Les discussions sur le multiculturalisme, le racisme, le féminisme et l’homophobie sont sous-tendues par cette demande de reconnaissance qui s’exprime aujourd’hui sur le mode égalitariste. La non-reconnaissance est expérimentée comme oppression ou discrimination. Certains poussent très loin ce discours égalitariste. Ils estiment que toute différence ouvre sur un rapport de pouvoir et en conséquence sur un risque de domination de l’un sur l’autre : domination de l’homme sur la femme, domination du blanc sur le noir, domination de l’hétérosexuel sur l’homosexuel, etc. Selon eux, la seule solution pour combattre l’oppression ou la discrimination serait alors de gommer les différences ou, en tout cas, de leur dénier toute pertinence dans l’organisation de la vie sociale. Une volonté de gommer les différences C’est dans ce contexte que s’inscrit le processus de transformation du mariage pour le rendre accessible aux personnes de même sexe. La demande vise à faire reconnaître que l’amour, entre deux personnes de même sexe, a la même valeur que l’amour, entre un homme et une femme. La différence entre les deux, au regard de la procréation naturelle, est gommée ou jugée non pertinente pour la société. La richesse que représente l’altérité homme/femme tant dans les rapports individuels que collectifs est passée sous silence. Seule semble compter la reconnaissance de la personne homosexuelle et le fait de mettre fin à la discrimination dont elle s’estime victime dans une société hétéro-normée. La valeur d’une relation affective durable La société, tout comme l’Eglise dans le domaine qui lui est propre, entend cette demande de la part des personnes homosexuelles et peut chercher une réponse. Tout en affirmant l’importance de l’altérité sexuelle et le fait que les partenaires homosexuels se différencient des couples hétérosexuels par l’impossibilité de procréer naturellement, nous pouvons estimer le désir d’un engagement à la fidélité d’une affection, d’un attachement sincère, du souci de l’autre et d’une solidarité qui dépasse la réduction de la relation homosexuelle à un simple engagement érotique. Mais cette estime ne permet pas de faire l’impasse sur les différences. La demande des personnes homosexuelles est symptomatique de la difficulté qu’éprouve notre société à vivre les différences dans l’égalité. Plutôt que de nier les différences en provoquant une déshumanisation des relations entre les sexes, notre société doit chercher à garantir l’égalité des personnes tout en respectant les différences structurantes qui ont leur importance pour la vie personnelle et sociale. Connaître les limites du PACS Le Pacte Civil de Solidarité (PACS), créé en 1999, a de façon inattendue surtout été utilisé par les couples hétérosexuels qui représentent 95% des 174 523 PACS conclus en 20093. Pour ces derniers, il constitue une alternative au mariage, qui ouvre un certain nombre de droits fiscaux et sociaux, sans avoir le poids symbolique du mariage, et en conservant une totale liberté de rompre. Des différences mal connues Aujourd’hui, pour les couples hétérosexuels, les différences entre le PACS et le mariage sont importantes et mal connues. Le PACS est un contrat, le mariage est une institution. Au plan patrimonial, c’est dans le domaine du droit des successions, des régimes matrimoniaux et de la réversion de la pension au partenaire survivant que se situent les plus grandes différences. Mais ce sont cependant les effets d’ordre personnel et symbolique qui marquent le plus l’infériorité du PACS par rapport au mariage. Le PACS n’est pas conclu à la mairie mais au Tribunal ou devant notaire. Il ne produit aucun effet en matière de nom et n’entraîne aucun effet personnel. Notamment, le PACS n’impose aucune obligation de fidélité, il ne crée pas de lien d’alliance entre le pacsé et la famille de son partenaire et peut être rompu unilatéralement, par simple lettre recommandée avec accusé de réception. Aucune protection n’est prévue pour le partenaire délaissé ou les éventuels enfants nés de cette union. Bien souvent, les couples hétérosexuels pacsés en viennent au bout d’un certain temps à se marier, afin de donner plus de solidité et de solennité à leur union. La recherche symbolique Les personnes homosexuelles réclament aujourd’hui aussi une forme d’union plus solennelle, dotée d’un véritable poids symbolique et ne pouvant être rompue sans procédure ni indemnité. Dans leur revendication, la différence au regard de la procréation naturelle est mise de côté, comme un détail négligeable, pour ne garder du mariage que la sincérité et l’authenticité du ien amoureux. Il s’agit là d’une vision très individualiste du mariage qui n’est pas celle du droit français. Prendre en considération le droit français Une réforme du droit de la famille doit partir du droit existant et examiner en quoi celui-ci n’est plus adapté à la situation nouvelle et quelles seront les conséquences de la réforme envisagée pour les citoyens. Si le droit n’est qu’une technique humaine qui peut évoluer à tout moment, il n’en garde pas moins une fonction anthropologique : il dit quelque chose de notre vision de l’homme. La fonction sociale du mariage Le discours en faveur de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe part d’une vision tronquée du droit. Il choisit de ne retenir du mariage civil que le lien amoureux et fait alors valoir que refuser le mariage aux personnes de même sexe est une discrimination car elles aussi sont amoureuses. Ne pas leur ouvrir l’accès au mariage revient alors à mettre en doute la sincérité et l’authenticité de leurs sentiments, voire leur capacité d’aimer. Or, il ne s’agit pas de cela. Contrairement à ce qui est soutenu, le mariage n’a jamais été un simple certificat de reconnaissance d’un sentiment amoureux. Le mariage a toujours eu la fonction sociale d’encadrer la transmission de la vie en articulant, dans le domaine personnel et patrimonial, les droits et devoirs des époux, entre eux et à l’égard des enfants à venir. La conception individualiste du mariage, véhiculée par le discours ambiant, ne se trouve pas dans les textes de loi. La valeur symbolique du don total de soi La haute valeur symbolique du mariage ne vient d’ailleurs pas du sentiment amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie totale. Cet engagement concerne la vie des conjoints (respect, fidélité, assistance, communauté de vie, contribution aux charges), la vie des familles (liens d’alliance, obligations alimentaires, empêchements au mariage), la vie des enfants (présomption de paternité, éducation, autorité parentale conjointe) et les tiers (solidarité des dettes ménagères). Compte tenu de l’importance de cet engagement, y compris à l’égard des tiers, il est régi par la loi et sa rupture est soustraite au bon vouloir des parties. Le divorce ne peut être prononcé que par le juge qui veillera à la protection des plus faibles et une répartition équitable des biens. Ce qui confère au mariage sa haute valeur symbolique, c’est donc cet engagement de toute une vie, « pour le meilleur et pour le pire », ce pari un peu fou que l’amour humain puisse surmonter tous les obstacles que la vie nous réserve. Or, l’accueil des enfants nés de cette union de vie fait partie intégrante de cet engagement. Si le mariage a connu des variations dans l’histoire, il a toujours organisé le lien entre conjugalité et procréation. Encore aujourd’hui, en droit français, le mariage comporte une présomption de paternité, que connaissait déjà le droit romain (pater is est quae nuptiae demonstrant). Destinée à rattacher juridiquement au mari les enfants mis au monde par la mère, cette présomption de paternité est la traduction juridique des conséquences naturelles de la promesse de fidélité et de vie commune que font les époux. Sans méconnaître que cette tradition juridique a aussi été porteuse de préjugés et d’injustices à l’égard des femmes, il convient de discerner ce qu’elle contient de sage et qu’elle est son importance pour la société. Mesurer les enjeux pour l’avenir Le mariage, tel qu’il existe aujourd’hui en droit français, assure le lien entre conjugalité et procréation et donc la lisibilité de la filiation. C’est là, en particulier, où le droit a une fonction anthropologique. La vie est un don Tout d’abord, en assurant le lien entre conjugalité et procréation, le droit vient nous rappeler que la vie est un don et que chacun la reçoit. Personne ne choisit son père et sa mère, personne ne choisit son lieu ou sa date de naissance. Ce sont pourtant ces « données » qui vont, à jamais, caractériser chacun comme un être unique au monde. Ces données incontournables de la filiation, qui s’imposent à chacun, viennent rappeler à l’homme qu’il n’est pas tout-puissant, qu’il ne se construit pas tout seul, mais qu’il reçoit sa vie des autres, d’un homme et d’une femme (et pour les croyants, d’un Autre).Les deux sexes sont égaux et indispensables à la vie. Ensuite, faire le lien entre conjugalité et procréation est important pour la reconnaissance de l’égalité des sexes, qui sont l’un comme l’autre indispensables à la vie. Le fait d’être né d’un homme et d’une femme signe notre origine commune, notre appartenance à l’espèce humaine. La dualité sexuelle homme/femme est en effet une « propriété des vivants ». Les droits des enfants Enfin, la lisibilité de la filiation et l’inscription dans une histoire et une lignée sont essentielles pour la construction de l’identité. La Convention des Droits de l’enfant de l’ONU stipule expressément qu’un enfant, dans la mesure du possible, a droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux. Si les circonstances de la vie peuvent empêcher cela, il ne faudra pas que le législateur prenne l’initiative d’organiser l’impossibilité pour les enfants de connaître leurs parents ou d’être élevés par eux. Ce qui sera le cas s’il accède aux demandes de parenté des personnes homosexuelles que ce soit par le biais de l’adoption ou de la procréation médicalement assistée. L’utilité sociale A côté de ces fonctions anthropologiques fondamentales, le mariage a aussi une utilité sociale. Même s’il n’est plus l’unique porte d’entrée de la vie de famille, il continue à favoriser la stabilité conjugale et familiale, qui correspond à une aspiration profonde d’une très grande majorité de la population. Celle-ci est non seulement bénéfique pour ses membres, mais elle profite à toute la société car elle permet aux familles de mieux assumer leur rôle dans le domaine de l’éducation et de la solidarité. A défaut, c’est la collectivité qui doit prendre le relais. Ces enjeux anthropologiques et sociaux ainsi que la protection des droits de l’enfant sont passés sous silence. Le discours dominant, égalitariste, choisit délibérément d’ignorer la différence entre les personnes homosexuelles et hétérosexuelles à l’égard de la procréation et veut faire croire que le lien entre conjugalité et procréation n’est pas pertinent pour la vie en société. Un coup d’œil sur les conséquences juridiques d’une telle réforme démontre le contraire. Evaluer les conséquences juridiques de la réforme envisagée Le sort de la présomption de paternité En cas d’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, se posera la question du sort de la présomption de paternité, actuellement prévue à l’article 312 du Code Civil. La première solution possible est de décider que cette présomption ne s’appliquerait pas aux couples de même sexe. Il y aurait alors dans les faits deux types de mariages, et il importerait que les citoyens soient clairement informés de cette distinction. Cette hypothèse, retenue aux Pays-Bas et en Belgique, ne règle pas la question du lien entre la compagne de la mère et l’enfant de celle-ci. Une deuxième solution, plus radicale, consisterait à supprimer la présomption de paternité pour tous. Cela reviendra à instaurer officiellement la dissociation entre conjugalité et procréation et viderait le mariage de son sens. Quel sens peut avoir un mariage civil qui, en refusant de régler la transmission naturelle de la vie, n’honore plus la promesse de fidélité des époux ? Une troisième solution, encore plus radicale, a été retenue au Canada. La présomption de paternité est transformée en présomption de parenté et joue aussi pour les partenaires homosexuels: la compagne de la mère sera la « co-mère » de l’enfant. Dans ce cas, la lisibilité de la filiation, qui est dans l’intérêt de l’enfant, est sacrifiée au profit du bon vouloir des adultes et la loi finit par mentir sur l’origine de la vie ! La loi ne doit pas mentir sur l’origine de la vie Les choses se compliquent encore davantage devant les questions d’adoption et de procréation médicalement assistée. Par exemple, comment concevoir une adoption plénière qui supprime la filiation d’origine et dit que l’enfant est « né de » ses parents adoptifs ? Faut-il faire croire à un enfant qu’il est né de deux hommes ou de deux femmes ? Les complications juridiques sont nombreuses. Tout notre système juridique est basé sur la distinction dessexes, puisque la transmission de la vie passe par la rencontre d’un homme et d’une femme. Conclusion S’il appartient au pouvoir politique d’entendre la demande d’un certain nombre de personnes homosexuelles de bénéficier d’un cadre juridique solennel pour inscrire une relation affective dans le temps, c’est en fonction du bien commun dont il est garant qu’il doit chercher à y répondre. L’Eglise catholique appelle les fidèles à vivre une telle relation dans la chasteté, mais elle reconnaît, au-delà du seul aspect sexuel, la valeur de la solidarité, de l’attention et du souci de l’autre qui peuvent se manifester dans une relation affective durable. L’Eglise se veut accueillante à l’égard des personnes homosexuelles et continuera à apporter sa contribution à la lutte contre toute forme d’homophobie et de discrimination. La demande de l’élargissement du mariage civil ne peut être traitée sous le seul angle de la non-discrimination car cela suppose de partir d’une conception individualiste du mariage, qui n’est pas celle du droit français pour qui le mariage a une claire vocation sociale. Prétendre régler les problèmes de domination et d’abus de pouvoir, qui existent effectivement dans la société, par l’ignorance des différences entre les personnes, semble une option idéologique dangereuse. Les différences existent et c’est une bonne chose. La différence des sexes est une heureuse nouvelle. La demande d’élargissement du mariage aux personnes de même sexe met la société au défi de trouver des nouvelles formes pour vivre les différences dans l’égalité. Pour cela, le législateur sera amené à opérer des arbitrages délicats entre des intérêts individuels contradictoires. Le propre du pouvoir politique est en effet de défendre non seulement les droits et les libertés individuels, mais aussi et surtout le bien commun. Le bien commun n’est pas la somme des intérêts individuels. Le bien commun est le bien de la communauté tout entière. Seul le souci du bien commun peut venir arbitrer les conflits de droits individuels. La véritable question est alors de savoir si, dans l’intérêt du bien commun, une institution régie par la loi doit continuer à dire le lien entre conjugalité et procréation, le lien entre l’amour fidèle d’un homme et d’une femme et la naissance d’un enfant, pour rappeler à tous que : • la vie est un don • les deux sexes sont égaux et l’un comme l’autre indispensables à la vie • la lisibilité de la filiation est essentielle pour l’enfant. Une évolution du droit de la famille est toujours possible. Mais plutôt que de céder aux pressions de différents groupes, la France s’honorerait à instaurer un vrai débat de société et à chercher une solution originale qui fasse droit à la demande de reconnaissance des personnes homosexuelles sans pour autant porter atteinte aux fondements anthropologiques de la société. ![]()
les familles du quart mondeFAMILLE CHRETIENNE / Janvier 84 LES FAMILLES DU QUART MONDE Père Joseph Wresinski Aide à toute détresse I/ Option préalable : la famille, fondée sur l’espérance et la charité. Dans le cadre du thème « La famille chrétienne, lieu d’épanouissement de la personne», vous m’avez proposé de parler avec vous, ce matin, des familles du Quart-Monde . Je vous suis reconnaissant de m’avoir offert cette chance d’examiner avec vous ce que vivent les familles les plus pauvres, au seuil de notre porte. De voir aussi, avec vous, ce que leur vie signifie pour toutes les familles et pour les familles chrétiennes en particulier. Je voudrais tenter de faire cet examen en tenant compte de la finalité même posée à ce colloque par ses organisateurs : à savoir que la famille devienne, toujours plus, « avenir de la personne, de l’Eglise et de la cité » . Que la famille devienne et, par conséquent, que toutes les familles deviennent toujours plus porteuses de l’avenir du monde. Toutes les familles également, qu’elles soient aisées ou pauvres ou même en état de misère et exclues. L’expérience nous dit que les familles du Quart monde ont un enseignement crucial à apporter pour nous aider à progresser vers cette finalité-là. C’est ce sur quoi je tenterai de m’expliquer devant vous. Je tenterai de m’expliquer, tout d’abord à travers cette double question : °La famille peut elle exister dans la misère ? °La famille réduite à la misère peut-elle être chrétienne ? Puis, nous pourrions nous poser cette autre double question : °La famille du Quart Monde, qu’attend-elle, qu’espère-t-elle ? °La famille du Quart monde, qu’attend-elle de nous , des chrétiens, de l’Eglise ? Tout d’abord donc : la famille peut-elle exister dans la misère ? Certains me diront qu’il s’agit là d’une question qui ne se pose pas. La réponse est donnée d’avance, dans la définition même de la misère. Cela dans la mesure où, précisément, la pauvreté devient misère quand des privations trop profondes et trop consistantes tuent en l’homme l’espérance et la charité. Je prendrai volontiers pour définition de la famille cette conception du groupe familial où un homme, une femme , des enfants se trouvent liés par une espérance et une charité communes qui leur sont propres, vécues ensemble . Cette famille pouvant alors être considérée comme chrétienne, quand à l’espérance et à la charité, vient s’ajouter, pour les illuminer, la foi en Dieu. Nous entrons alors dans la perspective de la Sainte Famille, sainte parce que famille de Jésus Christ, mais sainte aussi parce que demeurée famille à travers la persécution et la fuite , à travers l’exil et la grande pauvreté, à travers la suspicion, la déconsidération et le mépris. Ces définitions de la famille et de la famille chrétienne, j’en suis tout à fait conscient, n’ont pas un caractère juridique ni ne disent tout ce qu’attend l’Eglise d’une famille pour être reconnue comme fidèle à sa doctrine. Ces définitions ne disent que l’essentiel : l’espérance et la charité communes propres, éventuellement la foi en Dieu pour les transfigurer, trois données essentielles sans lesquelles il n’y eût peut-être pas eu lieu d’échafauder un système de droits et d’obligations, que celui-ci relève de la loi des hommes ou de celle de Dieu. Un groupe familial, dont les membres soient liés dans un espoir et une charité intimes propres, la misère peut-elle le favoriser ? Nous disions que, par définition, la réponse est, pour le moins incertaine. Je voudrais éviter de proposer des explications théoriques sur ce point. Chacun de nous peut d’ailleurs en imaginer, sans trop de risque de se tromper. Dans l’immédiat, il me paraît important que nous nous placions, plus simplement , en présence de familles en chair et en os. Rencontrons une famille et faisons-le en tenant en main la Charte des Droits de la Famille proposée par le Saint Siège. Dans cette charte, quand on la lit en connaissance de cause, apparaît dans toute sa profondeur la sollicitude constante de l’Eglise pour les plus pauvres, justement : « Beaucoup de familles sont contraintes à vivre dans des situations de pauvreté qui les empêchent de remplir leur rôle avec dignité », lisons-nous dans le préambule. C’est un premier avertissement, pour ainsi dire. Puis, quand nous reprenons, article par article, les 12 droits fondamentaux énoncés, nous sommes placés devant une évidence : si ce sont là les conditions permettant , favorisant la famille, la misère, non seulement ne lui permet pas de fonctionner dans la dignité, mais l’empêche d’exister. Pour illustrer cela, je propose que nous nous rendions auprès d’une famille du Quart Monde en Suisse. Je voudrais vous raconter son histoire, en ses grandes lignes pour le moins. Je suis parfaitement conscient que cela n’est pas une démarche habituelle dans les lieux où nous nous trouvons. Je m’y suis pourtant résolu, parce que mon devoir n’est pas d’échafauder des théories sur la famille : je suis prêtre et il est de mon devoir de faire rencontrer et s’aimer des hommes. Ainsi, je vous propose de rencontrer une famille suisse. Elle aurait pu vivre en France, aux Pays-Bas. Le Mouvement ATD Quart Monde Quart monde s’est fait l’historien de milliers de familles tout à fait semblables dans divers pays d’Europe. La famille que je vous présente n’est pas un fait divers. Je l’ai choisie parmi plus de 5000 dossiers de familles, patiemment composés depuis vingt sept ans, par un volontariat vivant parmi elles et partageant leurs conditions. II/Famille du Quart Monde : un combat incertain. Je vais vous parler d’une mère de famille que j’appellerai Mathilde Genton. Née en 1942, elle a vécu sa petite enfance à la Chaux-de-Fonds, auprès de sa grand-mère, car ses parents, à Neuchâtel, étaient trop misérables pour l’élever . Comme tous les enfants pauvres d’Europe, elle a la santé fragile, se retrouve régulièrement alitée pour toutes sortes de maladies infantiles. A neuf ans, Mathilde perd sa grand-mère. Ses parents, sans travail et vivant d’aides diverses, ne sont pas encouragés à la reprendre auprès d’eux. Les autorités locales la placent dans un orphelinat, qui sera d’ailleurs fermé pour raisons économiques deux ans plus tard. La solution la moins coûteuse est alors de placer la petite Mathilde, de langue française, dans une institution de Fribourg, où l’on ne parle que l’allemand. Non seulement elle va y désapprendre la langue de ses parents, mais elle va aussi se trouver le point de mire, l’objet de moqueries de ses camarades. Elle en devient récalcitrante et s’attire d’incessantes punitions . « On disait que j’étais une vipère ». Ses parents sans ressources, n’ont pas de quoi faire le voyage de Fribourg : Mathilde est comme sans famille et ne reçoit jamais de visites. Un jour, la directrice lui dit : « Tu vas à un enterrement « . Elle ne saura que plus tard que c’est celui de sa mère, décédée à trente neuf ans . Mais à l’enterrement , elle retrouve son père qui va désormais faire l’impossible pour venir au parloir de l’orphelinat. Bientôt, il devra se rendre à l’hôpital, car Mathilde est atteinte de tuberculose. Circonstance sur laquelle les pouvoirs publics ne seront jamais appelés à rendre des comptes. Ils avaient pourtant placé Mathilde à l’orphelinat « pour son bien », pour sa protection sanitaire. Est-ce en guise de réparation que les services cantonaux ne la font pas revenir à l’orphelinat, une fois guérie ? Mathilde sera placée pendant un an, dans une famille nourricière. Ce sera, durant toute sa jeunesse, sa seule expérience d’une vie de famille. A seize ans, le canton tuteur la place au travail, comme bonne dans une ferme. « A seize ans, quand on est pauvre, il est temps de gagner sa vie », nous dira t-elle plus tard. Voici Mathilde mise à travailler au poulailler. Elle a 20 francs par mois d’argent de poche ; son salaire est versé à l’autorité de tutelle. Nous sommes en 1959 et, en Suisse, règne déjà le bien-être. Humble bonne à la ferme, Mathilde est très seule. Son père s’est rapproché d’elle ; il vit dans une chambrette dans la basse ville de Fribourg. Elle va l’y retrouver, en cachette. Mais il mourra bientôt, lui aussi, à quarante cinq ans, d’une tuberculose des os ; il n’a rien à léguer à sa fille sauf trois chaises de paille, le reste d’un lot de colportage. Mathilde elle, définitivement orpheline, commence à rêver d’un chez soi. « J’avais tellement envie de me marier, d’avoir une famille », nous dit-elle. Dans le bas quartier où habitait son père, elle avait rencontré un jeune homme nommé Franz. A vingt quatre ans, il est domestique de ferme, lui aussi. On lui reprochait des arriérés d’impôts et le tuteur de Mathilde s’opposa au mariage. Ainsi Mathilde Genton va se trouver enceinte sans être mariée. « Je voulais pourtant un ménage, un appartement et élever mon enfant ». soupire-t-elle . C’est alors que va commencer son combat désespéré pour une vie familiale normale. Le monde alentour va systématiquement la lui refuser : elle a eu le malheur de naître de parents pauvres eux aussi interdits de famille. Combat inlassable : Mathilde met au monde une fillette et refuse de signer la déclaration d’abandon. Elle a dix neuf ans, nous sommes en 1961. Entre-temps, elle a découvert qu’elle a une tante à Neuchâtel. Celle-ci va l’aider à consulter un avocat et c’est ainsi que Mathilde remportera une courte victoire. Deux mois après la naissance de sa fille, elle épouse le père. Le tuteur a enfin dû céder, la tutelle est levée. Mathilde est libre, encore que sans le sou. Le tuteur qui gérait son salaire a tout dépensé pour payer l’accouchement et un séjour dans un hôtel maternel. Mathilde est libre, mais son bébé dort dans une corbeille à linge, dans la mansarde qu’occupe le père chez ses patrons. Pour gagner la vie du foyer, Franz part travailler sur des chantiers : il est constamment en déplacement . Mathilde et sa fille vivent auprès de la tante, dans une pièce unique. Les époux ne se voient que les week-ends, dans des bistrots ; ils n’ont nulle intimité, nulle part où aller. Débute ainsi une vie de foyer faite d’errance. Certes, le couple va trouver, de-ci de là, un petit logement meublé sommairement et à crédit. Mais une seconde fillette naît, les traites deviennent trop lourdes. En quatre ans, la famille changera six fois de domicile, poursuivie d’expulsions successives pour non-paiement de loyer. Mathilde passe des jours et des semaines sans argent, empruntant aux voisins, récupérant leurs restes de nourriture. Franz commence à boire, il devient violent et la bat. Sa femme dira de cette époque : « Je ne savais pas me défendre. Tout ce que je savais faire, c’était d’aller pleurer sur les routes, avec ma poussette et mes filles ». Un soir, réfugiée au buffet de la gare avec ses enfants, Mathilde Genton rencontre Pierre Pousaz. Il a eu une enfance pareille à la sienne : né de parents pauvres, il grandit sous tutelle et se vit interné en maison de travail. Il va devenir le compagnon de sa vie. Il se met à gagner de l’argent pour elle, la protège des violences de son mari et, finalement , se met en ménage avec elle. Mathilde obtient le divorce. Cela ne réglera pas la situation : pendant des années, Pierre figurera dans les dossiers des services sociaux, comme « l’homme qu’héberge Mathilde Genton » . Ces services vont s’opposer à ce que le premier enfant né de cette union porte le nom du père. Nous sommes en 1966, Mathilde a vingt quatre ans, Pierre en a vingt sept. Ils sont partis à Bâle où Pierre travaille sur des chantiers, alors qu’il est passionné de mécanique. Mais il a eu le malheur de se faire arrêter, puis condamner, pour conduite d’une voiture sans permis. Cette malheureuse affaire va le poursuivre durant toute sa vie de travailleur. Il n’obtiendra jamais un permis de conduire et ne pourra pas recevoir la formation à la mécanique automobile dont il rêve. L’accès à la formation professionnelle lui sera d’autant plus bloqué que, ballotté d’une institution à l’autre tout comme Mathilde, son instruction scolaire est demeurée très faible. Au reste, recommence pour le foyer l’errance. Surtout en raison d’une situation administrative irrégulière et d’occupations professionnelles modestes et très instables, la famille se trouve sans arrêt en difficulté de logement ou de paiement de loyer. Pierre omet de s’acquitter de la taxe militaire, se trouve incarcéré puis expulsé du canton. Mathilde , incapable de nourrir les enfants, demande des secours. On commence à la menacer du retrait des bambins, deux filles et un garçon, sauf à signer une déclaration officielle de renoncement au concubinage avec le père du cadet. Voilà la jeune femme obligée de signer publiquement qu’elle va quitter l’homme avec qui, par tous les pauvres moyens à sa disposition , elle a fini, vaille que vaille, par former une famille. Elle signe, reçoit un premier secours, puis, incapable de pareille infidélité, va rejoindre en cachette son mari sorti de prison. Lorsqu’on découvrira le pot aux roses, elle sera définitivement notée par les services sociaux comme « non coopérante ». Le couple restera pourtant uni, malgré tous les obstacles et, en 1967, un second garçon vient agrandir le foyer. Nouveau combat pour garder le bébé, trop chétif selon les médecins : nouvelle victoire. Mais d’une occupation professionnelle mal payée à une autre, de tracasseries administratives en expulsion, deux parents et quatre enfants se retrouvent bientôt à la rue. Alors, les services s’emparent définitivement des enfants. Mesure cruelle : la mère ne voit pas seulement partir ses fillettes, elle est déchue de son autorité parentale. Les garçons eux , de toute façon, étaient déjà placés sous curatelle, considérés illégitimes puisque nés d’un amour auquel une administration aveugle avait interdit la confirmation officielle par le mariage. Amour qui dure, pourtant. Pierre et Mathilde, désormais sans enfants, dorment sur les bancs publics à Fribourg, puis dans une vieille voiture abandonnée. Nous sommes à la fin des années 60, au cœur d’un pays en pleine opulence. Le couple part, à pied et en auto-stop, chercher du travail à Olten. Un court instant, le miracle semble s’accomplir : Pierre trouve une embauche dans un magasin de meubles. Occupation pénible : il charge , il décharge, il porte de lourds fardeaux. Il tient pourtant le coup, obtient un modeste logement. Les parents se hâtent alors vers l’institution gardant leurs filles. Ils les emmènent sans autre formalité chez eux. Mais la sanction aura vite fait de les rattraper. La police vient rechercher les petites et Pierre est arrêté pour « séquestration d’enfants » . L’Administration doit pourtant se rendre à l’évidence qu’il n’est pas un criminel. Il est libéré, alors que Mathilde donne le jour à un cinquième enfant. Le foyer quitte le canton pour avoir la paix, mais il est déchiré d’avoir à y laisser les quatre aînés. Les services compétents ont destiné le cadet des fils à l’adoption. Pourtant , imprévisibilité des décisions officielles, en 1970, on accorde aux trois enfants placés trois semaines de vacances auprès de leurs parents. C’est la fête, mais ce sera aussi une nouvelle fuite. Ne voulant pas être séparés d’eux à nouveau, Pierre, qui avait trouvé une place de manœuvre, prend son compte, achète une voiture d’occasion brinquebalante et la maisonnée s’embarque pour Neuchâtel. L’épopée se solde par un nouveau drame. Le couple est arrêté et la police vient reprendre les enfants, dont le nouveau-né qui n’avait pas encore été placé. Même une Administration aveugle doit pourtant admettre que ces parents, quoique « non-coopérants » dans le vocabulaire des services, ne sont pas des criminels à proprement parler. Les voilà encore relâchés. Pour survivre, ils vont se mêler à la vie des forains. Puis Pierre, sans grand force physique , reprend un travail de déménageur , alors que Mathilde , mère de 5 enfants et la santé compromise, va travailler en usine. « Pour qu’on puisse reprendre les enfants », disent-ils. Ils ont raison en ce sens que des parents qui travaillent ont toujours plus de chance de voir respecter leur famille que des parents ne travaillent pas. Les autorités vont même enfin cesser de faire obstacle au mariage. Pierre et Mathilde réalisent le rêve poursuivi depuis cinq ans : ils se marient. Ils font même quelques dépenses, invitent les voisins pour fêter l’événement. Cela leur sera reproche par les services sociaux. Ces derniers promettent pourtant le retour des enfants, à condition que les parents continuent à se montrer travailleurs, économes et stables. L’attente du retour durera encore plus d’un an. Mais, en 1972, tous les enfants - sauf le benjamin arraché d’office par l’adoption - sont de retour au foyer. Le bonheur va t-il enfin durer ? L’administration n’y contribuera certes pas. Car il reste des dettes à rembourser et la famille est constamment contrôlée : sa conduite demeure-t-elle irréprochable, les enfants sont-ils propres ? Le jour où Pierre est repris à conduire une vieille voiture sans permis, atterré et en panique, il ne se rend pas à la convocation mais s’enfuit en Allemagne. Mathilde , seule et sans ressources, demande aux services une aide pour les enfants. Elle est accordée à condition que la mère demande le divorce. Ainsi le canton pourra se faire rembourser les frais, poursuivant le père pour dettes alimentaires. Mathilde, à bout de souffle, signe la demande de divorce, sans pouvoir en avertir son mari, dont elle ne connaît pas l’adresse. Pour garder et nourrir ses enfants, elle se voir désormais placée sous tutelle rigide. Les ressources lui sont comptées au minimum le plus strict. Plus la moindre distraction, ni la moindre douceur de vivre. Alors Mathilde, se met à voler. Pour gagner un peu d’argent dont elle disposerait librement, elle héberge aussi, à l’occasion, l’un ou l’autre sans-logis. Elle en connaît plus d’un : n’est-elle pas, elle-même, de la grande famille des mal-logés, des sans-logis ? Mais ce sera la fin de la bonne réputation qu’elle s’était faite, malgré tout, au prix de tant de peines. Ce sera aussi, bientôt, la fin de toute forme de famille. La mère se fait arrêter pour vol ; elle encourt une peine disproportionnée et le juge l’expliquera en ces termes : « Ce n’est pas la voleuse que nous condamnons , nous poursuivons la femme indigne », Mathilde le dira autrement, lors d’une demande de libération conditionnelle ; « Ce n’est pas moi, ce sont mes enfants qui sont punis, et qui souffrent ». Les autorités se laissent amadouer ; elle sort de prison et vient se réfugier dans une maison familiale de l’ATD Quart Monde , à Treyvaux. Nous sommes en 1977, elle a trente cinq ans et la voici qui, reprend le combat. « Je me retrouve comme quand j’avais dix neuf ans, j’ai toujours peur de faire quelque chose de mal », nous dit elle. Elle va pourtant faire triompher son inlassable acharnement à sauver sa famille. A force de suppliques, elle obtient de son tuteur un deux pièces à Fribourg et le retour de ses deux filles. Cela coûte déjà cher à la ville, et celle-ci refuse de lui payer un logement plus grand où accueillir aussi les garçons et, qui sait, l’homme, qui, à ses yeux, demeure son mari. Mais Mathilde a désormais à ses côtés une équipe de volontaires ATD Quart Monde . Ils ne font pas les démarches à sa place. Mais elle a enfin trouvé des hommes et des femmes partageant son projet, son, espoir que la famille renaisse envers et contre tout. Pierre est revenu et il a été poursuivi, comme le prévoyaient les services judiciaires. Il a été incarcéré, puis libéré. Mathilde achète des canapés pliables, des lits superposés. Le deux-pièces en est totalement encombré : mais quelle importance ? Les garçons reviennent pour les week-ends, le temps des vacances. Ils ont huit, entassés sur quelques mètres carrés, mais c’est la fête, la joie, la tendresse. Les frères et sœurs passent des heures ensemble, les grands s’occupant des petits. Nous sommes en 1979 lorsqu’un nouveau miracle s’accomplit. Le foyer s’est définitivement reconstitué, mais manque encore le benjamin destiné à l’adoption. Or, ses parents adoptifs ont renoncé : le garçonnet était trop difficile… C’est sans doute vrai mais, comme le dira Mathilde : «Il faut le comprendre, il ne savait même pas qu’on l’aimait ». Le voici de retour et sachant, désormais, que ses parents l’aiment. Aujourd’hui, l’histoire de cette famille n’est pas terminée. Elle dure et elle demeure difficile à vivre. Pierre a passé sa passion de la mécanique à ses fils, mais ceux-ci ont d’énormes retards scolaires, et pour cause ! Les menaces de nouveaux placements ne sont d’ailleurs jamais tout à fait dissipées. Le père qui rêvait d’être mécanicien, a accepté une place de nettoyeur de voitures dans un garage. Cela va t-il durer ? Tout ce que nous savons, c’est que, pour l’instant, un foyer l’a emporté sur une société qui ne respectait pas « la famille », mais un certain type de famille seulement. Pierre et Mathilde se sont d’ailleurs mis à signaler à l’ATD Quart Monde d’autres familles de leur connaissance, privées de leurs enfants et luttant pour les reprendre. III/ La Charte du Saint Siège : défense de 12 droits bafoués. Famille suisse : ai-je besoin de vous redire que j’avais le choix pour introduire une famille du Quart Monde dans notre pensée et nos cœurs ce matin, entre quelques 5000 dossiers de familles constitués avec elles, depuis vingt sept ans ? A cela, je pourrais ajouter que ces familles sont de toutes les nationalités, représentant plus de 2 millions d’âmes en France, pas moins de 10 millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans la communauté européenne. Ce sont ces familles que beaucoup de nous connaissent de loin, ou peut-être même de plus près, dans les bas quartiers, dans les cités périphériques construites à faible prix pour foyers ne payant pas leur loyer. Familles dont les enfants ne réussissent pas à l’école et disparaissent, très tôt, dans des filières, dans des classes dites « spéciales », où nous n’accepterions jamais de laisser nos propres enfants, même si leur intelligence était lente à s’éveiller. Il y a dans nos systèmes scolaires des filières officiellement destinées à des intelligences plus lentes et qui n’abritent - sans les enseigner- essentiellement que des enfants de quartiers pauvres. La famille Pousaz en Suisse représente toutes ces familles piétinées sans que nous y prenions garde, certes, sans que nous l’ayons vraiment voulu. Piétinées inconsciemment, mais piétinées quand même. Que deviennent, face à elles, les articles de la Charte des Droits de la Famille présentée par le Saint-Siège ? 1 « Toutes les personnes ont droit au libre choix de leur état de vie, donc de se marier et de fonder une famille ( …) » Quel choix ont les plus pauvres, en si grande insécurité dès leur jeune âge qu’ils ne peuvent que chercher refuge dans la première affection, la première protection offerte ? Ils n’ont pas le temps d’attendre ni de choisir. Ils n’ont même pas le choix de demeurer célibataires. 2 «Le mariage ne peut être contracté qu’avec le libre consentement , dûment exprimé, des époux » Ai-je besoin d’insister ? Nous avons compris que, dans une situation de misère, le consentement libre est une affaire bien hasardeuse. Sans instruction, sans informations sur le monde ni même sur le proche entourage, sans moyens matériels, sans possibilité, surtout, d’établir des relations totalement désintéressées, comment consentir librement à contacter une union ? C’est une première considération. Mais il y en a une autre , également grave. Dans des conditions de dépendance, il arrive que le consentement donné ne soit pas honoré par la communauté environnante. La famille que nous venons de rencontrer est un exemple troublant. 3 « Les époux ont le droit inaliénable de fonder une famille (…) » De la fonder et j’ajouterai : de la garder. C’est sans doute le droit bafoué, parmi tous les droits de la famille dans une société s’érigeant en juge des plus pauvres, au nom du bien des enfants. Cette société n’a pas appris à les respecter dès leur conception, dès leur naissance dans un foyer démuni. Est-il pensable qu’elle se fasse ensuite leur juge ? Est-ce pour alléger son rôle de juge qu’elle laisse ses services médicaux pousser les mères de familles nombreuses si sans ressources à l’avortement ? L’ATD Quart Monde a trop de dossiers à l’appui de ce constat pour ne pas s poser, pour ne pas vous poser la question. 4 « La vie humaine doit être absolument respectée et protégée dès le moment de sa conception ». Qu’avons-nous fait pour respecter la vie en Quart Monde ? Nous venons de poser la question de l’avortement. Nous n’avons pas encore parlé des harcèlements auxquels sont soumises les mères de famille : « Vous devriez prendre la pilule… » « Avez-vous songé à vous laisser ligaturer les trompes ?… » Sans parler de ces femmes auxquelles une intervention médicale en ce sens est imposée, sans qu’elles sachent ce qu’il leur arrive. Là encore, nous devrions pour le moins avoir l’honnêteté de ne pas nier ce qui est indéniable : trop de dossiers de familles attestent ces faits . Ce n’est là, évidemment que l’agression la plus directe à la vie en milieu de misère. Restent toutes les autres manières, plus détournées, d’attenter à la vie des plus pauvres. La mère de famille dont nous venons de parler, souvenons-nous, a contracté une tuberculose alors qu’elle se trouvait depuis plusieurs années déjà, dans un orphelinat pour enfants pauvres. Sa mère est morte à trente neuf ans, son père à quarante cinq ans. Toutes les données statistiques d’ATD Quart Monde le démontrent : le taux de mortalité augmente, la longévité baisse à mesure au nous descendons l’échelle sociale. Au pied de l’échelle, il y a plus d’orphelins, plus de veufs et de veuves de moins de quarante cinq ans qu’à tous les autres niveaux sociaux. 5 « Parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, les parents ont le droit originel, premier et inaliénable de le éduquer (…) » Que sont devenus ces parents éducateurs, au plus bas de nos échelles sociales ? Quelle expérience familiale , quelle instruction scolaire, quelle éducation du cœur leur avons-nous assurées au préalable ? De quelles tutelles humiliantes et paralysantes les avons-nous affligés ? Qu’avons-nous fait de leur dignité de parents, de leur honneur en tant que premiers guides de leurs propres enfants ? 6 « La famille a le droit d’exister et de progresser en tant que famille ». Exister et progresser, dit la Charte, non pas avoir à se battre sans arrêt pour exister et progresser. A force de s’épuiser dans une lutte impuissante, vouée à l’échec, la famille ne fait que survivre, tout au plus ; Elle ne progresse pas, ne s’approfondit pas ; elle n’est qu’acharnement à se maintenir sur place. Et qui ne progresse pas, recule à l’occasion. Car le « sur place » n’existe pas dans la vie des hommes. La famille Pousaz nous l’a démontré. 7 « Chaque famille a le droit de vivre librement la vie religieuse (…) ». Sur ce droit nous préférons revenir un peu plus loin. Pour être une famille ayant une vie spirituelle, il faut être une famille tout d’abord. Non pas que les droits de l’homme, les droits de la famille soient préalables à leur spiritualité. A cette idée, nous nous opposons depuis bien longtemps déjà. Il n’y a pas de préalable à la spiritualité de l’homme et c’est pourquoi il y a pas de préalable à son évangélisation. Le social, l’économique, le juridique ne sont pas préalables au mystère de l’âme humaine. Mais ici, il n’est pas question de mystère : la Charte parle de « vivre librement la vie religieuse ». A cela, les autres droits sont préalables et c’est pour cela que nous mettons l’article 7 provisoirement de côté. 8 « La famille a le droit d’exercer sa fonction sociale et politique dans la construction de la société ». Dans la société occidentale de notre temps, il y a, pour remplir cette fonction, des conditions précises : instruction, participation à la vie productive, à la vie associative, à la vie syndicale… Sans école, sans domicile fixe, sans travail régulier, sans même un livret de famille, que peut être le fonctionnement social et politique d’un homme, d’une famille ? Quelle est la liberté de parole d’un foyer dépendant de l’aide sociale ? Savons-nous que cette aide demeure, même dans les législations sociales les plus avancées, une faveur accordée par la collectivité, que nous n’avons pas su transformer en un droit inconditionnel et inaliénable de la famille ? 9 « Les familles ont le droit de pouvoir compter sur une politique adéquate de la part des Pouvoirs publics (…) » Les familles et toutes les familles, par conséquent. Les familles du Quart Monde nous disent que ce n’est pas le cas. Non pas tant que les politiques soient défectueuses dans leur fond, mais parce que les familles les plus pauvres ne peuvent pas compter sur elles. Nos politiques ont des seuils d’accès, des exclusions, justement du fait qu’une famille n’est pas respectée pour la seule raison qu’elle est une famille. La famille est respectée, nos politiques s’appliquent à elle, de façon parfaitement conditionnelle. La famille n’est pas une donnée inconditionnelle : mais à cela, nous avons oublié de prêter attention. Nous avons ainsi traité avec beaucoup de légèreté ce que nous pensions pourtant sincèrement être une valeur fondamentale de notre civilisation. 10 « Les familles ont droit à un ordre social et économique dans lequel l’organisation du travail soit telle qu’elle rende possible à ses membres de vivre ensemble (…) ». Les familles du Quart Monde le demandent , certes, mais elles demandent qu’au préalable le droit au travail soit assuré. L’organisation du travail est importante : encore faut-il avoir du travail. Nous venons d’ailleurs de le constater : une famille a d’abord le droit que ses membres puissent participer à la productivité, à la créativité de la communauté alentour. Le droit au travail est constitutif au droit à la famille. Sinon, il y aura peut être famille mais il s’agira d’une famille assistée – et non pas libre, exerçant librement sa fonction sociale et politique. Si le chômage , le droit au travail mal réparti sont une véritable faute de notre part, n’est-ce pas pour cela, précisément ? Parce que le chômage casse la famille, qu’il est une agression de la vie familiale, une négation du droit à la famille harmonieuse et respectée, où les enfants puissent grandir dans la paix et la dignité ? 11 « La famille a droit à un logement décent, adapté à la vie familiale et proportionné au nombre de ses membres (…) » Souvenons-nous de la corbeille à linge déposée dans une mansarde où dormait le premier enfant de Mathilde Genton. Souvenons-nous de son deux-pièces aux lits superposés où s’entassent deux parents et sept enfants. Songeons encore à ce père qui me disait ces jours-ci : « Ici, on vit à 5 dans une pièce sans fenêtre et sans eau (…) Depuis longtemps on fait des demandes de logement (…) On n’a pas eu de réponse » Ecoutons cette autre mère de famille nous dire à la veille de Noël 1983 : « On est dans les cités d’urgence : c’était pour dix ans et ça fait vingt sept ans que ça dure ». Vingt sept ans : le temps de mettre au monde et de voir grandir, dans des conditions inhumaines 6 enfants qui tous - faut-il s’en étonner ?- réussissent mal à l’école et sont constamment, menacés d’être retirés à leur foyer. A croire que le droit de réussir à l’école est, tout comme le droit au logement, constitutif d’une famille où l’unité sera préservée. 12 Nous ne parlerons pas du 12ème article de la Charte : « Les familles des migrants ont droit à la même protection sociale que celle accordée aux autres familles » Nous en sommes tous profondément d’accord. Mais nous pensons que, dans une société qui respecterait la famille au point de privilégier particulièrement ses familles autochtones les plus pauvres, les familles migrante seraient , elles aussi, plus à l’abri qu’elles ne le sont maintenant. Qu’avons-nous fait , en fin de compte , de ces droits de la famille que l’Eglise proclame depuis toujours (La Charte d’octobre 1983 ne fait que les résumer une fois de plus)? Que faisons-nous de la famille en fuite, de celle qui semble menacer le bon ordre de nos sociétés ? Le test n’est pas seulement dans notre façon d’appliquer ses droits temporels. Pour les croyants que nous sommes, le vrai test n’est- il pas de savoir si nous avons eu le souci que la famille, que toutes les familles puissent vivre consciemment, leur spiritualité ? Si nous avions eu, vraiment, ce souci-là, n’eussions-nous pas veillé bien mieux et comme naturellement à l’application de tous les autres droits de la famille ? Puisque, sans le respect des autres droits, nous devons en effet nous demander si une vie religieuse est possible. IV/ La spiritualité sans la vie religieuse ? Est-il besoin de dire que la famille Genton-Pousaz , au centre de notre réflexion, ne fréquente pas l’église ? L’épouse, le premier e le second maris ont été baptisés. Dans l’une ou l’autre des institutions où ils furent placés, les enfants étaient conduits à l’office, le dimanche. Il semblerait qu’il y ait eu un temps de catéchisme protestant aussi, dans l’orphelinat de Neuchâtel en particulier. L’orphelinat de Fribourg était une institution catholique : ainsi Mathilde ne fut pas seulement dépaysée au point de vue de la langue mais dépaysée du point de vue de la religion aussi. Mais nous n’avons pas d’indications suffisamment précises sur l’enseignement religieux qui lui fut alors dispensé. De toute façon, quelles pouvaient être l’intériorisation et la pratique d’un enseignement ainsi reçu ? Dans les orphelinats et les maisons d’éducations surveillées où règne , par la force des choses, une ambiance de dépersonnalisation, de contrôle, de culpabilité, de déconsidération des parents et donc de l’origine des pupilles que peut signifier : Dieu notre père, Dieu amour, le Fils de Dieu crucifié par amour de toi et de tous les tiens ? Plus profondément, qui a jamais dit à Mathilde : « Ton père qui se prive de nourriture pour payer le voyage à l’orphelinat, ton père qui vit sans ressources dans une chambrette, pour être proche de la ferme où tu travailles dur à tes seize ans, et toi qui vas le voir en cachette tout cela, c’est l’amour, un amour qui vient de Dieu » ? Qui a dit à cette mère de famille : « Ton bébé reposant dans une corbeille à linge, c’est notre Seigneur ; toi et ton foyer constamment en fuite, vous êtes la Sainte Famille ; toi pleurant tes enfants, tu es Rachel » ? Qui a parlé à Mathilde des Béatitudes : « Tes voisins pauvres comme toi et qui te nourrissent, ton mari humilié et toi qui le visites à la prison, toi qui subis l’injustice sans comprendre, le Royaume est à vous ? » Cela n’eût pas encore été rendre possibles à cette famille une vie religieuse consciente et libre. Mais c’eût été l’annonce de la Bonne Nouvelle, l’Evangile rendu vivant et accessible. Pour vivre librement la vie religieuse librement choisie, telle que l’entend la Charte du Saint Siège, nous le disions déjà il eût fallu autre chose. Il eût fallu pour ce foyer, comme il faudrait pour toutes les familles du Quart Monde, un logement décent durablement assuré, permettant une vie familiale et communautaire stable dans la dignité. Il eût fallu, il faudrait la sécurité de la vie et de la présence des enfants au foyer et, par conséquent , la sécurité du travail, les ressources régulières, une instruction scolaire, serait-elle seulement une instruction de base correctement maîtrisée. Il en est d’ailleurs de la vie religieuse comme de la vie familiale et sociale : elle progresse ou elle régresse : elle ne peut marquer le pas sans devenir routine et par conséquent le contraire de la vie, le contraire d’elle-même. Or, dans une existence où aucun des droits temporels n’est correctement respecté, comment une famille peut-elle « exister et progresser en tant que famille » comme le demande l’article 6 de la Charte ? Comment peut-elle progresser en religion, en Eglise ? Il ne faudrait pas tenir ici, un propos sans nuance; la question est trop cruciale pour que nous nous contentions de réponses catégoriques simplistes. Certes, il demeure toujours vrai que la Charte du Saint Siège , tout comme la Déclaration des Droits de l’homme, forme un tout où les droits sont interdépendants, inextricablement liés entre eux. Sans droit à la sécurité du toit et du travail, pas de libre éducation des enfants: sans sécurité de la vie, sans autonomie, pas de fonction sociale et politique dans la construction de la société. Sans mariage librement contracté, sans droit de fonder et de garder une famille, pas de vie religieuse propre au foyer. Cette unité inexorable des droits reste entière et indéniable. Mais il reste aussi que, au-delà de ces droits temporels à respecter comme un programme d’ensemble, demeure l’homme fils de Dieu progressant vers le Royaume parce que c’est son destin. C’est en cela que la famille Genton-Pousaz incarne le mystère de la filiation. Son combat, ses humbles victoires sont un mystère pour nous , comme un miracle pour les gens de faible foi que nous sommes. Il arrive à cette mère de famille de soupirer comme en désespoir de cause: « Il faudra bien que Dieu m’aide à récupérer mes enfants ». Dans ma condition de prêtre, je suis témoin des innombrables prières sorties du fond des mémoires, on ne sait comment montant ainsi vers Dieu depuis les taudis, les camions désaffectés, les cités d’urgence : « Père, je suis malheureuse et pourtant je prie »… « Père, je suis malheureuse et je voudrais me confesser ». Paroles et gestes d’une vie religieuse dont toute ma vie de prêtre est témoin, paroles et gestes défiant notre irrespect des droits de l’homme nos dénis constants de justice. A croire que la spiritualité de l’homme se fraye des chemins envers et contre tout : qu’elle ne peut pas ne pas donner lieu à une vie religieuse, si humble, si fractionnée, si trébuchante soit-elle. V/ Familles du Quart Monde, appel aux chrétiens, à l’Eglise. Les familles du Quart Monde, nous appellent-elles à la justice, à la réalisation des Droits de l’homme et de la famille ? Nous appelleraient-elles peut-être même à accepter un partage de nos biens, une condition de vie de pauvreté ? Sans doute que oui ; mais tel quel, ce serait un appel assez abstrait assez vague. Or, les plus pauvres n’ont jamais des attentes vagues ; leur situation, leurs angoisses sont bien trop pressantes et leurs demandes sont précises. Ils ne se soucient plus simplement de savoir si nous pratiquons la justice, la vie sobre, le partage : ils veulent savoir : la justice, le partage pour qui, avec qui ? Ils sont , en cela, aussi précis que Jésus-Christ : ce que tu auras fait au plus petit des miens… N’est-ce pas pour cela que nous ne pourrons pas quitter ce colloque, retourner à notre vie quotidienne avec une mission personnelle, avec un message pour notre entourage en termes généraux seulement ? Les familles du Quart Monde ne pourraient pas s’en satisfaire ni y puiser les moyens de leur progression familiale, moins encore avancer en Eglise . Nous avons mission de Droits de l’homme et de la famille envers elles qui sont les plus opprimées ; les sans-logis, les sans-travail, les sans-ressources mais, plus difficile encore, les sans-recours, les sans-syndicat, les sans-paroisse, sans-Eglise et sans-Bonne Nouvelle. Et si les citoyens que nous sommes ont, envers elle, charge de Droits de l’homme, les chrétiens d’entre nous ont, avant tout, cette mission préalable et primordiale d’annoncer Jésus-Christ. C’était ce qu’attendaient de nous les parents Genton-Puisaz. Qu’ils étaient capables de lutter pour faire aboutir une demande de logement, le combat pour la reconstitution de la famille, ils l’avaient depuis longtemps prouvé. Mais ils n’avaient trouvé personne pour leur dire qu’il vivaient , en cela, l’espérance et la charité de tous les hommes, que leur combat était celui de la solidarité, de la justice, de la libération temporelle des pauvres. Moins encore avaient-ils trouvé quelqu’un pour leur dire que leur combat, en Jésus Christ, était voué à la réussite : que, quoi qu’il arrive, ils étaient les bienheureux du Sermon sur la Montagne. Un jour, en 1977, une équipe de volontaires est venue le leur dire. Et, depuis ce jour-là, la famille Pousaz a commencé, sans que personne ne le lui demande, à chercher et à signaler d’autres foyers alentour, victimes des mêmes opprobres et des mêmes injustices. Ce jour-là, le foyer Pousaz est devenu, lui-même , défenseur des Droits de l’homme, défenseur des plus pauvres. Les services sociaux ne leur en savent pas gré : « Qu’ont-ils à se mêler des affaires des autres ? Ils ne savent même pas tenir leur propre ménage». Les Pousaz n’améliorent pas ainsi leurs propres chances. Ils continuent pourtant. « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ». Les Béatitudes, n’est-ce pas en elles que se résume la réponse à l’interrogation de notre colloque ? Les familles du Quart Monde, qui les vivent sans le savoir, nous rappellent qu’aucune famille n’est pleinement d’Eglise, avenir des hommes et de l’Eglise, à moins de poursuivre les Béatitudes, elle aussi,. Peut-être sommes-nous loin d cette notion de l’épanouissement des personnes, des familles, des communautés dont il est tant question aujourd’hui ? Nous sommes loin, sans doute, de la notion de l’épanouissement de l’homme, de la femme, de l’enfant pour eux-mêmes. Nous sommes loin de l’idée que l’épanouissement des autres, de la famille, de la communauté, dépend d’abord du plein déploiement des facultés de chacun pour lui-même . Ce développement de soi, pour soi, qui serait, ensuite, bénéfique aux autres, n’a aucun rapport avec l’Evangile ni avec l’esprit de la Charte des Droits de la Famille. Cette Charte, nous dit sa page de garde, s’adresse « à toutes les personnes, institutions et autorités intéressés à la mission de la famille dans le monde d’aujourd’hui « Cela signifie -y songeons-nous toujours ? - qu’elle s’adresse, aussi, aux personnes membres de chaque famille. Son préambule dit encore : « Les droits de la personne, bien qu’exprimés, en tant que droits de l’individu, ont une dimension foncièrement sociale qui trouve dans la famille son expression innée et vitale » La Charte fait ainsi la plus prophétique des synthèses, la synthèse porteuse d’avenir, entre la personne, la famille et la communauté. Et au creux de cette synthèse, ne retrouvons-nous pas, dans toute leur promesse d’avenir, les Béatitudes du Sermon sur la Montagne ? « Heureux les miséricordieux » « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice » « heureux ceux qui font œuvre de paix »… La miséricorde, la justice, la paix pour qui ? Le Sermon sur la Montagne le dit et il est, par nature, non pas une énumération de Béatitudes entre lesquelles choisir. Il est un tout, un programme d’avenir, comme le sont la Déclaration des Droits de l’homme et la Charte des Droits de la Famille. Le Sermon sur la Montagne est un programme d’avenir, le seul avenir que nous propose, que nous promet l’Evangile. Et il dit : bienheureux les pauvres, ceux qui pleurent . Par conséquent : tu seras bienheureux si tu te fais pauvre, si tu pleures comme eux . Or, comment nous ferions-nous pauvres comme eux, comment saurions-nous ce que signifie, ce que comporte d’être pauvres comme eux, si ce n’est auprès d’eux, avec eux ? Comment, au nom de quoi, au nom de qui, serions-nous persécutés, si ce n’était au nom du Seigneur, à qui l’on crache au visage, que l’on met en prison, que l’on crucifie dans les plus petits des siens ? La persécution et les larmes, nous n’aurons pas à les chercher. Elles viendront d’elles-mêmes, elles viendront par la suspicion, par le dénigrement que nous opposera le monde, lorsque nous commencerons à mettre les travailleurs sous-prolétaires et leurs familles et familiales, dans nos fédérations de parents d’élèves , dans nos paroisses et nos communautés de base. Les Béatitudes n’ont rien d’abstrait , rien de recherché ni de théorique. Elles sont à la portée de notre main, dans les familles du Quart monde de notre ville, de notre village, de notre région. Elles sont à la portée de notre paroisse, à la portée de nos prêtres , de nos religieuses, de nos cloîtrés, à la portée de note vie associative. Qu’attendons-nous, chrétiens et familles chrétiennes, pour les évangéliser ? |
FAMILLEPar Monique BAUJARD, Service « Famille et société », CEF
15 janvier 2013 Une large partie du discours social de l’Église sur la famille traite de thématiques plutôt inattendues : juste salaire, propriété privée, patrimoine familial… Cette prise en compte des réalités économiques et sociales de la famille confère une étonnante actualité à l’enseignement social catholique. Loin de toute approche moralisante ou sentimentale, le discours social de l’Église aborde la famille à travers sa réalité économique et son rôle social. Bien sûr, Rerum novarum affirme « le droit naturel et primordial de tout homme au mariage » et rappelle que sa fin principale est la procréation (RN 9). Mais ces quelques lignes sont insérées dans un ensemble de paragraphes consacrés au travail, à la propriété privée, au patrimoine familial et au juste salaire. Cette prise en compte de la réalité économique et sociale de la famille constitue un aspect méconnu du discours de l’Église et lui confère une actualité étonnante. Les liens entre famille, travail et repos – on parle aujourd’hui de « la conciliation entre vie professionnelle et vie privée » – se retrouvent dans presque tous les textes. Ce n’est qu’à partir des années 1960, avec l’apparition de la contraception artificielle puis la contestation du modèle familial traditionnel, que des questions de morale sexuelle croisent le discours social et que l’Église insiste sur les fondements du mariage. Cette problématique éclipse le réalisme économique et social dont l’Église continue néanmoins à faire preuve. C’est Laborem exercens qui souligne le plus clairement ce lien intime entre réalité économique et rôle social de la famille : « Le travail est le fondement sur lequel s’édifie la vie familiale, qui est un droit naturel et une vocation pour l’homme. Ces deux sphères de valeurs – l’une liée au travail, l’autre dérivant du caractère familial de la vie humaine – doivent s’unir et s’influencer de façon correcte. Le travail est, d’une certaine manière, la condition qui rend possible la fondation d’une famille, puisque celle-ci exige les moyens de subsistance que l’homme acquiert normalement par le travail. Le travail et l’ardeur au travail conditionnent aussi tout le processus d’éducation dans la famille, précisément parce que chacun devient homme, entre autres, par le travail, et que ce fait de devenir homme exprime justement le but principal de tout le processus éducatif » (LE 10). La réalité économique conditionne, tout d’abord, l’existence d’une vie familiale digne de ce nom, puis la façon dont la famille va pouvoir assumer son rôle social, à travers l’éducation et la création de liens. Ce rôle social est primordial pour la société. Aussi, la famille doit reposer sur un engagement fort de la part des époux et être soutenue par les pouvoirs publics. Voilà le cœur du discours social de l’Église concernant la famille. La famille, une réalité économique La famille ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche. La misère ou des conditions trop dures d’existence provoquent sa désintégration et l’empêchent de jouer son rôle. Aussi le discours social de l’Église vise-t-il tout d’abord de meilleures conditions de vie pour les familles pauvres. Cela passe par un juste salaire et l’accès à la propriété privée. L’exigence du juste salaire Tout travailleur doit percevoir un juste salaire lui permettant de vivre et de faire vivre sa famille. Cette exigence résonne de façon constante dans l’enseignement des papes, de Rerum novarum (1891) à Caritas in veritate (2009). Les textes prennent la mesure de la difficulté d’obtenir ce qui paraît une exigence élémentaire de justice sociale. En 1891, déjà, le pape Léon XIII dénonce la tentation du patron d’exploiter la misère humaine (RN 17) et souligne le risque pour le travailleur d’accepter une rémunération trop faible. Du devoir de conserver l’existence « découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail » (RN 34). Il légitime en conséquence l’intervention des syndicats ou de l’État pour sauvegarder les intérêts des travailleurs. Pie XI développera en 1931 les conditions de détermination du juste salaire par rapport à trois impératifs : la subsistance de l’ouvrier et de sa famille, la situation de l’entreprise et les exigences du bien commun (Quadragesimo anno , QA 76-82). Les mêmes exigences seront reprises par Pie XI en 1937 (Divini redemptoris , DR 52) et Pie XII en 1941 (Radio-message, RM 19). En 1961, Jean XXIII rappelle : « La fixation du taux de salaire ne peut être laissée à la libre concurrence ni à l’arbitraire des puissants, mais doit se faire conformément à la justice et à l’équité. Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille » (Mater et magistra , MM 71). Il reprend les mêmes critères que Pie XI, à savoir la situation financière de l’entreprise et les exigences du bien commun, mentionnant en particulier celles du plein-emploi. Des affirmations équivalentes se trouvent encore sous la plume de Jean XXIII en 1963 (Pacem in terris , PT 20), du concile Vatican II en 1965 (Gaudium et spes , GS 67-2) ou de Jean-Paul II en 1981 (LE 19) et 1991 (Centesimus annus , CA 8). Finalement, Benoît XVI développera en 2009 ce qu’il faut entendre par le mot « digne » lorsqu’il est appliqué au travail. « Un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que ceux-ci ne soient obligés eux-mêmes de travailler » et « un travail qui laisse un temps suffisant pour retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et spirituel » (Caritas in veritate ,CV 63). C’est ainsi un véritable fil rouge qui parcourt l’ensemble du discours social de l’Église. Mais le réalisme économique ne s’arrête pas à la demande du juste salaire. L’Église insiste aussi, et de façon plus surprenante pour nous aujourd’hui, sur l’importance de la propriété privée pour la famille. L’importance de la propriété privée Les premiers textes du discours social présentent la propriété privée comme un garant contre les aléas de la vie à une époque où il n’y avait pas de systèmes d’assurance sociale. Ainsi Rerum novarum : « La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants. […] La nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre, dans la périlleuse traversée de la vie, contre toutes les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine que par l’acquisition et la possession de biens permanents et productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage » (RN 10). L’encyclique plaide pour un développement de l’épargne et de l’esprit de propriété dans les masses populaires pour réduire les inégalités sociales (RN 35). Cette préoccupation est reprise dans Quadragesimo anno , qui exprime le souhait que les ouvriers « accroissent par l’épargne un patrimoine qui, sagement administré, les mettra à même de faire face plus aisément et plus sûrement à leurs charges de famille. Ainsi ils se délivreront de la vie d’incertitude qui est le sort du prolétariat, ils seront armés contre les surprises du sort et ils emporteront, en quittant ce monde, la confiance d’avoir pourvu en une certaine mesure aux besoins de ceux qui leur survivent ici-bas » (QA 68). L’apparition des systèmes d’assurance sociale diminue l’incertitude des familles. Ces mesures sont encouragées par l’Église (DR 52), qui continue à défendre l’importance de la propriété privée, comme moyen de lutter contre la pauvreté, comme garant de la dignité et de la liberté de l’homme, de la stabilité familiale et de la paix sociale, à condition d’être accessible au plus grand nombre (MM 111-115). L’Église insiste sur le lien entre propriété privée et liberté : « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme le prolongement de la liberté humaine. Enfin, en stimulant l’exercice de la responsabilité, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles » (GS 71, 2). Mais l’encyclique prend aussi soin de rappeler que la propriété n’est pas un droit absolu : « De par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens » (GS 71, 5). Cette insistance sur les aspects matériels tranche avec l’approche principalement sentimentale de la famille qui prévaut aujourd’hui. Mais c’est aussi elle qui rend son enseignement extrêmement actuel. Notre société découvre en effet les conséquences économiques de l’instabilité conjugale et doit faire face à de nouvelles pauvretés, qui apparaissent là où les solidarités familiales font défaut (par exemple, les familles monoparentales). Cette fragilité économique hypothèque la capacité des familles à jouer leur rôle social indispensable. La famille, un rôle social Les premiers textes du discours social ne s’attardent pas sur la fonction la plus évidente de la famille. Elle assurait les apprentissages fondamentaux de la vie et se situait au cœur d’un réseau social, qui n’avait rien de virtuel. Mais avec la montée de l’individualisme et la contestation du modèle familial traditionnel, les textes, à partir des années 1960, mettent davantage en lumière ses apports sociaux. En 1965, le concile Vatican II parle de la famille comme « source de la vie sociale » (GS 32, 2) et « école d’enrichissement humain » (GS 52, 1). Il souligne l’apprentissage du vivre ensemble qu’elle assure en tant que « lieu de rencontre de plusieurs générations qui s’aident mutuellement à acquérir une sagesse plus étendue et à harmoniser les droits de la personne avec les autres exigences de la vie sociale » (GS 52, 2). L’Église entend aussi la contestation dont la famille traditionnelle fait l’objet et l’aspiration à plus de liberté personnelle. Ainsi, dès 1967, Paul VI indique : « L’homme n’est lui-même que dans son milieu social, où la famille joue un rôle primordial. Celui-ci a pu être excessif, selon les temps et les lieux, lorsqu’il s’est exercé au détriment de libertés fondamentales de la personne » (Populorum progressio , PP 36). La tension entre le désir d’une liberté personnelle toujours plus grande et les contraintes de la vie de famille en change la perception. Aujourd’hui, elle est perçue comme un réseau au service de l’épanouissement personnel de chacun. Son rôle social a été largement oublié. Déjà, en 1971, les évêques estimaient qu’il n’était reconnu que rarement et insuffisamment par les pouvoirs publics (Justitia in mundo ,JM 28). Au fil des textes, il est possible de relever quelques facettes de ce rôle social. Elle assure l’éducation à la justice (JM 57), constitue la première école de travail (LE 10, 3), donne les premières notions déterminantes concernant la vérité et le bien, apprend ce que signifie aimer et être aimé et, ainsi, ce que veut dire concrètement être une personne (CA 39). Elle est une communauté de travail et de solidarité car elle ouvre sur « un engagement concret de solidarité et de charité qui commence […] par le soutien mutuel des époux, puis s’exerce par la prise en charge des générations les unes par les autres » (CA 49). Une solidarité qui risque de ne plus être garantie lorsque les familles deviennent trop petites (CV 44). Le discours social met donc en valeur toutes les « compétences cachées1 » de la famille. Ce sont les bienfaits d’une éducation qui a permis de former des adultes responsables, capables de nouer des liens, de donner le meilleur d’eux-mêmes dans leur vie personnelle et professionnelle. Les bienfaits de la création de réseaux multiples par lesquels la solidarité peut prendre forme. Ce rôle social de la famille est à redécouvrir et à soutenir, mais il sera désormais assumé autant par les hommes que par les femmes. La famille, la femme et l’homme Jusqu’à un passé récent, ce rôle social revenait principalement aux femmes. La réalité économique, aux hommes. Aussi, dans son approche surtout patrimoniale, l’Église appréhende la famille par l’homme, « chef de famille », à qui il incombe de nourrir femme et enfants. Pourtant, dès le début, les textes parlent aussi du travail de la femme et des enfants. Mais le travail de la femme n’est pas examiné sous l’angle économique comme celui de l’homme. Il est apprécié par rapport à son rôle social et ses obligations en tant qu’épouse et mère. L’évolution des mentalités peut être retracée à travers le discours de l’Église. En 1891, l’Église cherche d’abord à protéger les femmes et les enfants d’un travail trop dur ou trop pénible : « Ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l’âge ne peut équitablement être demandé à une femme ou un enfant. L’enfant en particulier – et ceci demande à être observé strictement – ne doit entrer à l’usine qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales. […] De même, il est des travaux moins adaptés à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques ; ouvrages d’ailleurs qui sauvegardent admirablement l’honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille » (RN 33, 2). Les mêmes considérations ont encore cours dans les années 1930, quand Pie XI indique : « Il n’est aucunement permis d’abuser de l’âge des enfants ou de la faiblesse des femmes. C’est à la maison avant tout, ou dans les dépendances de la maison, et parmi les occupations domestiques, qu’est le travail des mères de famille. C’est donc par un abus néfaste, et qu’il faut à tout prix faire disparaître, que les mères de famille, à cause de la modicité du salaire paternel, sont contraintes de chercher hors de la maison une occupation rémunératrice, négligeant les devoirs tout particuliers qui leur incombent – avant tout l’éducation des enfants » (QA 77). L’émancipation de la femme, telle que promue par le communisme, est sévèrement condamnée par l’Église en 1937 (DR 11). Il faut attendre 1963 pour voir Jean XXIII affirmer l’égalité de droits et des devoirs des époux (PT 15) et une appréciation positive de l’entrée de la femme dans la vie publique (PT 41). Jean-Paul II mettra le travail accompli par les femmes dans la maison et pour l’éducation des enfants au même rang que tout autre travail et plaidera pour une revalorisation sociale des fonctions maternelles (LE 19, 4). Nous sommes en 1981 et, tout en insistant sur les besoins des enfants, c’est le libre choix de la femme qui est valorisé. Le pape, dans la ligne du concile Vatican II (GS 67, 3), plaide pour une adaptation du travail aux exigences de la vie de famille : « La vraie promotion de la femme exige que le travail soit structuré de manière qu’elle ne soit pas obligée de payer sa promotion par l’abandon de sa propre spécificité et au détriment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère, un rôle irremplaçable » (LE 19, 5). Si les conditions de travail doivent préserver la vie de famille, l’Église a aussi toujours réclamé un temps de repos. D’abord pour restaurer les forces du travailleur et respecter le jour du Seigneur (RN 33, 3). Aussi pour « favoriser l’unité de la famille, dont les membres doivent pouvoir se retrouver fréquemment dans les joies paisibles de la vie en commun » (MM 250). Enfin, avec l’apparition des loisirs, pour « entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse » (GS 67, 3). La conciliation entre vie professionnelle et vie privée est un autre fil rouge qui traverse le discours social. Mais cette conciliation n’est pas pensée au service de l’épanouissement de l’individu, elle a une visée plus collective : l’éducation des enfants et le vivre ensemble. La famille, une affaire publique et privée La famille assure donc un rôle social indispensable, tant à travers l’éducation des enfants que la solidarité mise en œuvre et, à ce titre, elle doit être protégée par les pouvoirs publics. L’Église a régulièrement insisté sur la nécessité d’une véritable politique familiale (en dernier lieu CV 44), tout en interdisant à l’État d’intervenir dans des domaines qui relèvent, selon elle, de sa seule responsabilité ou de celle des époux. Léon XIII estime que le mariage est du ressort exclusif de l’Église et conteste la compétence de l’État d’organiser un mariage civil2. Il admet l’intervention de l’État en cas de défaillance de la famille ou de violations graves des droits. Mais l’État ne saurait absorber l’autorité paternelle (RN 11). L’Église a également toujours insisté sur la liberté et la responsabilité des parents d’éduquer leurs enfants en accord avec leur foi (Mit brennender Sorge 39, MM 195, Dignitatis humanae 5). Elle demande à l’État de soutenir le mariage et la famille : « La famille, fondée sur le mariage librement contracté, un et indissoluble, est et doit être tenue pour la cellule première et naturelle de la société. De là, l’obligation de mesures d’ordre économique, social, culturel et moral, de nature à en consolider la stabilité et à lui faciliter l’accomplissement du rôle qui lui incombe » (PT 16, et également GS 52, 2 et CA 49). Mais, elle interdit formellement à l’État d’intervenir dans le contrôle des naissances (GS 87, 3). Une question qui va prendre une place importante à partir des années 1960. La famille, lieu de transmission de la vie La famille a toujours été le lieu de la transmission de la vie et celle-ci était encadrée par le mariage. Le divorce, une fois introduit, est resté longtemps un phénomène marginal. Les pratiques contraceptives demeuraient confinées dans le secret des alcôves. Aussi, le discours social antérieur aux années 1960 ne mentionne que rapidement l’importance du mariage et son lien avec la procréation ou renvoie à d’autres textes3. Mais le rejet du mariage comme passage obligatoire pour fonder une famille et l’apparition des moyens de contraception artificielle ont une incidence sociale beaucoup plus large. Cela conduit l’Église à aborder ces questions dans son discours social. Elle a conscience que pour jouer pleinement son rôle social, la famille doit être stable. Cette stabilité, c’est le mariage qui l’assure. Dès 1965, Gaudium et spes relève les attaques et les déformations dont cette institution fait l’objet et en prend la défense en en rappelant les caractéristiques : une communauté de vie et d’amour, le consentement libre et irrévocable des époux, l’exigence d’une entière fidélité et l’accueil des enfants à naître. Le texte dit expressément : « En vue du bien des époux, des enfants et aussi de la société, ce lien sacré échappe à la fantaisie de l’homme » (GS 48, 1). Une affirmation qui met clairement une limite à la liberté personnelle dans l’intérêt du bien commun, mais qui n’a pas été entendue. Depuis, l’instabilité conjugale s’est aggravée, du fait d’une instabilité personnelle, mais aussi en raison de l’instabilité qui règne désormais dans toute la vie sociale. Benoît XVI souligne ce danger : « Quand l’incertitude sur les conditions de travail, en raison des processus de mobilité et de déréglementation, devient endémique, surgissent alors des formes d’instabilité psychologiques, des difficultés à construire un parcours personnel cohérent dans l’existence, y compris à l’égard du mariage » (CV 25). En même temps que la stabilité familiale, le mariage assurait la lisibilité de la filiation. La contraception va permettre de dissocier mariage et procréation. La question de son utilisation se pose à un niveau individuel, mais aussi à un niveau collectif. La démographie galopante de certains pays est vue comme un frein au développement et certains gouvernements lancent des campagnes pour limiter la natalité. Paul VI reconnaît : « Les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant les mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuse de la juste liberté du couple » (PP 37). Plus récemment, Benoît XVI affirmait : « Considérer l’augmentation de la population comme la cause première du sous-développement est incorrect, même du point de vue économique. […] Il demeure évidemment nécessaire de prêter l’attention due à une procréation responsable qui constitue, entre autres, une contribution efficace au développement humain intégral. […] En effet, la responsabilité interdit aussi bien de considérer la sexualité comme une simple source de plaisir, que de la réguler par des politiques de planification forcée des naissances. Dans ces deux cas, on est en présence de conceptions et de politiques matérialistes, où les personnes finissent par subir différentes formes de violence. À tout cela, on doit opposer, dans ce domaine, la compétence primordiale des familles à celle de l’État et à ses politiques contraignantes, ainsi qu’une éducation appropriée des parents » (CV 44). Au niveau collectif, l’Église veille à protéger les familles d’une intrusion de l’État dans l’intimité conjugale et oppose la responsabilité des époux à celle de l’État. Au niveau individuel, « la juste liberté du couple » reste une liberté surveillée de près par l’Église. Gaudium et spes rappelle : « Dans le devoir qui leur incombe de transmettre la vie et d’être des éducateurs […], les époux savent qu’ils sont les coopérateurs de l’amour du Dieu créateur et comme ses interprètes » (GS 50-2). Le texte énumère les critères à prendre en considération pour la formation du jugement que les époux doivent en dernier ressort arrêter eux-mêmes devant Dieu en suivant toujours leur conscience. Le concile définit la conscience comme « le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa Voix se fait entendre » (GS 16). Mais il prend soin de préciser que, pour la régulation des naissances, il n’est pas permis aux fidèles d’utiliser les moyens « que le magistère, dans l’explicitation de la loi divine, désapprouve » (GS 51-3). Gaudium et spes ne pouvait aller plus loin, Paul VI s’étant réservé la question de la contraception et l’ayant retirée au concile. Elle fera l’objet en 1968 de l’encyclique Humanae vitaequi instaure, malheureusement, une profonde incompréhension entre l’Église et le monde qui perdure à ce jour. Le grand public ne connaît du discours de l’Église que son opposition à la pilule et au préservatif, sans la comprendre. Beaucoup de catholiques ont pris sur ce point des distances avec l’enseignement de l’Église. Ils ne comprennent pas davantage sa position vis-à-vis des divorcés remariés. Pour les catholiques, comme pour le grand public, le discours sur la morale sexuelle a complètement éclipsé le discours social. Quelques défis actuels Parcourir les textes du discours social de l’Église montre l’actualité de sa pensée. À l’approche plutôt sentimentale de la famille qui a cours aujourd’hui, l’Église oppose le réalisme économique de toute vie familiale. Devant la conception très individualiste de la famille qui émerge dans les débats de société, elle rappelle son rôle éminemment social. L’équilibre entre vie professionnelle et vie privée reste au cœur des préoccupations de l’Église, hier comme aujourd’hui : en témoignent l’encyclique Caritas in veritate en 2009, la rencontre internationale des familles organisée par le Conseil pontifical pour la famille à Milan en 2012 ou l’initiative « Familles 2011 » lancée par la Conférence des évêques en France. Il est regrettable que la morale sexuelle et, plus particulièrement, la question de la contraception aient occulté à ce point tout ce que l’Église a pu dire sur la famille dans le domaine économique et social. Un effort pédagogique est nécessaire pour mieux faire comprendre la cohérence entre le discours social et la morale personnelle. De plus, en restant focalisée sur la question des moyens de contraception, l’Église n’a pas su accompagner le changement profond qui s’est opéré dans les rapports entre les hommes et les femmes. Les relations sont certes aujourd’hui plus libres et plus égalitaires, mais elles sont aussi, pour les jeunes générations, souvent plus dures, plus agressives, plus violentes. Et pourtant, ces jeunes aspirent à une vie de famille harmonieuse et continuent à rêver d’un grand amour qui durera toute la vie. Le discours social doit donc continuer à s’élaborer dans le contexte de relations familiales plus fragiles. Son réalisme peut aider à faire saisir la force de la promesse par laquelle les époux se donnent un avenir. Il peut aussi aider à faire comprendre que le bonheur familial se construit, jour après jour, à travers les mille et un gestes du quotidien où chacun apprend ce qu’aimer veut dire. Dans une société marquée par l’éphémère, une telle parole d’espérance est vraiment attendue. 1 M. Baujard, « Les familles, miroir de la société », Documents Épiscopat, n° 5, 2011. 2 Voir l’encyclique Arcanum divinae (1880), qui ne fait pas partie du corpus de la doctrine sociale. 3 Par exemple, DR 28 renvoie à l’encyclique Casti connubii de Pie XI (1930), qui condamne violemment le divorce et toute pratique contraceptive. 4 - Décision du Conseil constitutionnel :
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